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Festival de Marseille

Questions à Meg Stuart

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Comment avez-vous imaginé cet espace indéterminé de UNTIL OUR HEARTS STOP, entre lʼarène et la boîte de nuit ?
Meg Stuart : Cela évoque sans aucun doute un sous-sol, ou quelque chose de souterrain. Il pourrait sʼagir dʼune boîte miteuse ou privée — un lieu éloigné des préoccupations et des certitudes du quotidien, avec ses propres règles et codes sociaux. Bien entendu, lʼœuvre ne présente pas des personnages déterminés, elle navigue entre ce que ces gens sont et leur transformation à mesure quʼils glissent dans ce monde magique. Elle explore la peau et le contact, le toucher et lʼintimité, mais aussi la magie et lʼillusion. Je voulais combiner des choses qui ne sʼaccordent pas forcément. Jʼétais dans une étrange forme de compensation. Lʼœuvre se bat pour le corps et la physicalité avant de glisser dans un rapport plus magique et direct. On passe de la danse et du mouvement à quelque chose de plus théâtral, lʼœuvre prend des virages assez étranges et le moment décisif survient lorsque les danseurs brisent le quatrième mur, le public devenant partie intégrante de lʼexpérience. À partir de ce moment, le monde ne peut plus être le même quʼauparavant, les gens doivent sʼen aller vers dʼautres espaces. Il est question dʼouvertures, de strates et de glissements.

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Parlez-nous de lʼimportance de la peau dans votre travail. Quʼest-ce qui est en jeu dans cette forme de contact ?
Meg Stuart : Jʼai toute une histoire avec le contact. Cʼest par-là que jʼai commencé la danse et cʼest incroyable de voir les gens sʼengager dans du contact improvisation. Cʼest une très belle façon de rencontrer un inconnu et de partager sa forme corporelle. Pourtant, je ne souhaitais pas faire de lʼimprovisation chorégraphique classique, alors jʼai ralenti le rythme pour construire plus de formes et de figures, afin dʼen extraire des images. La peau respire, elle fait partie de lʼidentité, elle fait partie de ce que nous partageons. Cʼest ce quʼil y a de plus intime — partager lʼespace de sa peau avec autrui. Cʼest une façon dʼinsister sur le fait que nous sommes tous reliés, nous ne faisons quʼun (…)

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Pouvez-vous nous en dire plus sur ce sentiment dʼappartenance aux autres ? Explorez-vous une certaine idée de la communauté ?
Meg Stuart : Je ne sais pas si lʼon peut parler de communauté. On peut dire des danseurs que ce sont des initiés fous [crazy insiders] souhaitant partager une zone de liberté, mais ils ont aussi le sentiment de ne pas appartenir au monde réel. Ce sont des rêveurs, entièrement libres au sein dʼun espace intime dans lequel ils peuvent créer des habitudes, des rituels et des idées, mais ils doivent ensuite retourner au monde réel, qui ne fonctionne pas de la même manière. UNTIL OUR HEARTS STOP est aussi une performance : le spectacle commence de manière très formelle, il propose des figures et des formes avant dʼaffirmer le besoin dʼêtre en relation. On ne peut pas nier la structure : le rythme, les actions minimales, lʼodeur... Je structure le son, la lumière et le temps et je crée une performance chorégraphique, mais ce qui sous-tend lʼensemble est un intérêt pour lʼouverture : créer des espaces dʼimagination. Cʼest une légère suggestion sur comment être plus empathique. Les danseurs traversent un processus et nous en sommes les témoins.

Comment définir la relation que les danseurs nouent avec le public dans cette œuvre ?
Meg Stuart : Dans Sketches/Notebook, les danseurs projetaient ce quʼils pourraient être sur le public, créant un écosystème, une imagination collective. Cette œuvre cherche à établir une autre forme de relation, à conduire le public jusquʼà un espace de partage et de compréhension. Dans UNTIL OUR HEARTS STOP, le public regarde les expériences des danseurs et, tout à coup, ceux-ci franchissent le mur pour sʼadresser directement aux spectateurs, partageant leur odeur, leurs objets et leurs pratiques. Les performeurs comblent le public de leur gentillesse — ils ne possèdent pas grand-chose, mais ce quʼils ont, ils veulent le donner, ce qui nʼest pas si commun. Puis ils retournent dans leur monde. Lʼune des lignes dramaturgiques suit ce développement, qui déborde la pièce.

Le rituel et la magie sont tous les deux présents dans cette œuvre. Opèrent-ils sur le même plan de lʼexpérience ?
Meg Stuart : Nous jouons sur les deux : la magie comme spectacle, dʼun genre un peu kitsch — les tours de magie proposant une innocence enfantine qui est une source dʼinspiration, une nouvelle manière dʼéprouver le monde — et la vraie magie, la magie noire. Ces recherches ont commencé à partir de lʼhistoire de Cornelius Gurlitt1. Il vivait isolé dans son appartement, entouré de tableaux volés, construisant son propre monde de représentations. Jʼétais curieuse de  savoir comment on peut ainsi glisser hors des mailles de la société. Au bout dʼun moment, je me suis mise à voir en Gurlitt une sorte de magicien à lʼorigine de sa propre disparition, en plus de celle dʼœuvres importantes. Performer, improviser, cʼest déjà être dans un état de  conscience  modifiée : tout dépend de là où lʼon place son attention. La transe nʼen est pas si éloignée, cʼest une question dʼattention : on peut percevoir dʼautres réalités au moyen dʼune certaine concentration, en y étant réceptifs. Il sʼagit de combiner une certaine forme dʼattention avec une certaine physicalité. Dans UNTIL OUR HEARTS STOP, ces états sont stimulés par lʼodorat, le toucher, la morsure, la consommation ; mais également par une sorte dʼabsence. Ces actions et ces états ont un impact lorsquʼils sont accomplis avec une certaine intention. Peut-être la magie constitue-t-elle un appel désespéré, parce que les gens estiment que les choses nʼévoluent pas assez rapidement dans leur vie : cʼest une manière de secouer cette apathie. On peut créer un événement magique, mais cela rappelle en même temps le monde louche du show-business — lʼillusion magique et la magie du théâtre. Je ne pense pas quʼon puisse aborder le théâtre sans être dʼune manière ou dʼune autre en lien avec la magie, car cʼest bien cela que le théâtre exige — de la lumière, de la vidéo, de la fumée et du son. Les performeurs deviennent des variations dʼeux-mêmes, ils se transforment à travers lʼattention du public. Cʼest un jeu dʼexploration sans fin. Je crée le champ et les paramètres et puis, comme jʼai des échéances, jʼen fais un spectacle, mais le champ importe tout autant que le processus et que lʼexpérience des matériaux.

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1 Cornelius Gurlitt, fils de Hildebrand Gurlitt, historien de lʼart et marchand, dont le nom est lié au
pillage dʼoeuvres dʼart en Europe par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Une
fabuleuse collection de quelques 1500 tableaux a été découverte par hasard dans son
appartement à Munich en 2010.

Entretien réalisé par Smaranda Olcèse pour Nanterre-Amandiers en avril 2016, traduction Armelle Chrétien. Retrouvez l’entretien dans son intégralité ici