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Festival de Marseille

Deux témoignages de Tania El Khoury

Le Festival programmait en 2015 l’artiste libanaise Tania El Khoury avec Gardens Speak, installation sonore interactive, livrant une profonde réflexion sur l'oppression politique en Syrie.
 
Le travail de Tania El Khoury a été présenté dans le monde entier. Elle crée des installations et des performances interactives qui sollicitent activement le spectateur. Ses recherches et publications se concentrent spécifiquement sur le spectacle vivant interactif après les révolutions arabes.
 
Nous partageons ici deux de ses témoignages : une performance à la caméra, Lavender Man, conversation en ligne entre Tania El Khoury et Mohamad Ali "Dali" Agrebi, qui ont collaboré à de multiples reprises dans différents pays et un texte écrit par Tania El Khoury suite à l'explosion de Beyrouth.

LAVENDER MAN

Performance à la caméra par Tania El Khoury

 

 

Commandé et créé à PerformingbordersLIVE20, Lavender Man est une conversation en ligne entre deux artistes, Tania El Khoury et Mohamad Ali «Dali» Agrebi, qui ont collaboré à trois performances. Chaque représentation s'est déroulée dans un pays différent et les a rapprochés. Leur collaboration a changé leur vie parfois radicalement et parfois involontairement. Lavender Man est une réflexion sur l'amitié, les familles choisies, le long effet de l'art collaboratif et communautaire, et le droit à l'amour et au mouvement.

 

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"DEPUIS L'EXPLOSION DE BEYROUTH"

par Tania El Khoury

 

Aujourd’hui nous sommes le 1er septembre 2020, centenaire de la proclamation de l’Etat du Liban par un militaire français, le Général Gouraud. Le Président français Emmanuel Macron est en visite à Beyrouth pour la deuxième fois en un mois et demi et annonce une troisième visite avant la fin de l’année. Dans un geste symbolique censé souligner ses affinités avec le peuple et la culture du Liban, la première étape de sa visite est une halte au domicile de Fairuz, icône de la chanson libanaise, à qui il remet la Légion d’Honneur. Dans un autre geste symbolique, des avions militaires français déchirent le ciel de Beyrouth, laissant derrière eux des trainées épaisses de fumée rouge et blanc—les couleurs du drapeau libanais. J’étais assise face à mon bureau lorsque j’ai entendu le bruit des avions de chasse volant à basse altitude. Saisie de panique, j’ai protégé ma tête avec les bras et je me suis mise à trembler, à pleurer, à me demander “qu’est-ce que ce bruit?” En réalité je savais très bien quel était ce vacarme : j’habite au Liban, après tout. Mon mari s’est précipité vers moi pour me prendre dans ses bras, me répétant dans l’oreille comme un mantra : “on est en sécurité, on est en sécurité.” Nous voici un mois après l’explosion de Beyrouth, la plus importante déflagration d’origine non nucléaire de l’histoire qui a détruit la moitié de notre ville. Son terrible bilan : 200 morts, 7 000 blessés, environ 50 personnes disparues sous les décombres, des centaines de milliers de sans-abris. Nous sommes dévastés, enragés, angoissés à l’extrême. Inutile de dire que nous restons bouche bée devant le geste symbolique des avions dans le ciel : geste totalement inapproprié compte tenu du drame que nous vivons actuellement, de l’histoire des bombardements israéliens et de l’héritage du colonialisme français. 

 


M. Macron aura beau prendre les gens dans ses bras dans la rue : le peuple libanais se retrouve seul aujourd’hui. Quelqu’un a affirmé que nous sommes comme des enfants martyrs qui ont été obligés de s’élever tout seuls parce que leurs parents violents n’étaient jamais là pour s’en occuper. Ces “parents”, en l’occurrence, ce ne sont pas des figures coloniales paternalistes, ce sont nos dirigeants élus. Le peuple déblaie les décombres, le peuple recherche des personnes disparues, le peuple paie pour remplacer le verre brisé, le peuple s’entraide pour se nourrir, le peuple s’insurge contre les tentatives de l’armée d’interrompre la recherche des disparus. Le peuple ne peut compter que sur lui-même dans cette ville ravagée. Partout dans la ville, des messages fleurissent : on a besoin de donneurs de sang, de bénévoles pour distribuer de la nourriture, de gens pour accompagner des personnes trop faibles pour entrer seules dans leurs maisons en ruines. Des journalistes indépendants travaillent à titre bénévole alors que les chaînes officielles et privées continuent d’inviter des politiciens criminels à s’exprimer. Un groupe d’architectes et d’ingénieurs propose de travailler bénévolement pour aider à réparer les dégâts, tandis que des grandes ONG accumulent des données et recherchent de l’aide financière étrangère. Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Au jour d’aujourd’hui, un chien de sauvetage chilien nous a davantage aidés que la classe politique tout entière. Le chien se nomme Flash.

 

 

Les quartiers détruits accueillaient un grand nombre de galeries, de musées et d’ateliers. Beaucoup d’artistes y habitaient. L’explosion a frappé au cœur de la production culturelle beyrouthine. Je ne suis pas de ceux qui pleurent la disparition de l’art avant celle des êtres vivants, mais l’art est une des choses qui rendaient Beyrouth supportable et lui conféraient une véritable identité pour beaucoup d’entre nous. 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium hautement volatile, stockées parmi la population dans le port de Beyrouth, ont exposé toutes les strates de destruction, de violence, de négligence et d’indifférence qui existent dans cette ville. Nous réclamons justice et vengeance. Nous avons crié le jour de l’explosion et les jours suivants. Aujourd’hui, plus que la justice, c’est la vengeance que nous réclamons. Les dirigeants politiques du Liban sont des seigneurs de guerre même en temps de paix. Ils font la guerre par d’autres moyens, entre eux mais surtout contre nous. Ils accumulent des richesses par la violence, en imposant des plans de reconstruction tout en nous privant des services essentiels. Maintenant ils veulent qu’on oublie l’explosion, qu’on profite bien du spectacle aérien et qu’on pense aux possibilités offertes par la reconstruction. Cette ville n’a jamais été la nôtre. Sa municipalité est prise en otage par des hommes corrompus, ses espaces publics rétrécissent d’année en année, sa mer est polluée et privatisée, ses rues sont hostiles aux piétons et aux cyclistes et n’ont jamais été conçues pour accueillir les transports en commun. Nous sommes convaincus que la seule conséquence de la reconstruction proposée sera, encore et toujours, l’aliénation des citoyens.

 


Depuis les manifestations au Liban en octobre 2019, de nombreuses personnes continuent à manifester, à résister, à protester, voire à se déshabiller dans la rue. Elles se soulèvent régulièrement contre l’oppression d’État mise en œuvre par l’armée, la police et les milices privées. Deux jours après l’explosion de Beyrouth, des rapports ont circulé faisant état de produits chimiques toxiques dans l’air. Malgré cela, les gens sont descendus dans la rue pour réclamer justice. L’Etat a répondu en jetant une quantité sans précédent de gaz lacrymogène à la figure des manifestants, comme s’il tentait de suffoquer les rescapés de la catastrophe. Les cartouches de gaz sont fabriquées en France par SAE Alsetex et vendues avec le soutien du gouvernement français. Elles sont tellement puissantes qu’elles sont classées comme des armes de guerre et non comme des dispositifs civils pour la maîtrise des foules. J’ai vu M. Macron à la télévision en train de prononcer un discours sur la résilience du peuple libanais, où il affirmait qu’il faut écouter les manifestants. Sur mon téléviseur trône une cartouche de gaz lacrymogène française que j’ai gardée comme souvenir d’une manifestation en 2015.

 

 

Tania El Khoury