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Festival de Marseille

Entretien avec Ali Chahrour



Votre précédente trilogie portait sur les rituels funéraires, l’actuelle a pour sujet l’amour. Elle rassemble une première pièce intitulée Layl-Night et aujourd’hui une seconde, Du temps où ma mère racontait. Comment avez-vous articulé ce que nous pourrions nommer ces deux nouveaux chapitres ?


La nouvelle trilogie intitulée Amour est dans la continuité de la première et toujours en relation avec les notions de vie et de mort. Mais c’est également une porte d’entrée pour de nouvelles recherches sur le sentiment amoureux et ses différents niveaux d’interprétation, sur les façons de l’exprimer dans la société contemporaine. Nous avons puisé dans un immense patrimoine de poèmes, de récits, de mythes qui décrivent l’amour dans le monde arabe. Le premier spectacle, Layl-Night, s’appuyait sur des histoires d’amoureux séparés ou tués à cause de leur passion et plus largement à cause de la religion ou de la politique qui n’acceptent pas certaines manières de vivre l’amour… Cela racontait leur chute. Le deuxième volet est centré sur la famille, sur l’amour puissant qui lie une mère et son fils, sur l’amour maternel infini. Les liens forts qui rassemblent les deux trilogies sont des histoires intimes peu connues ; ici, des histoires dont les protagonistes sont des femmes, des mères. Je souhaitais porter à la scène des récits, créer des légendes puissantes qui ressemblent à des tragédies grecques cachées à Beyrouth. Je voulais représenter le combat des mères, qui sont pour moi de véritables héroïnes. Les corps et les voix de ces femmes ont des qualités particulières très fortes. Nous avons continué les recherches, comme pour la première trilogie, sur le pouvoir de la gestuelle, sur sa simplicité, mais pour ce deuxième opus, nous sommes allés plus loin dans la narration.


Le chiffre 3 revient souvent dans votre travail. Il se retrouve d’abord dans la forme des trilogies et ici, la structure même de Du temps où ma mère racontait est constituée de trois chapitres et de trois familles.


En effet, le spectacle se compose de trois niveaux d’histoires et de références. Le premier, qui est au coeur même de la création, vient d’une histoire forte et personnelle, celle de ma tante Fatmeh et de sa relation avec son fils Hassan, disparu en 2015 en Syrie. C’est l’épreuve d’une mère à la recherche de son fils. Cette histoire est maintenant celle d’une famille qui n’existe plus, parce que ma tante est morte en 2018 alors qu’elle cherchait toujours son enfant. Elle n’a rien pu savoir des vraies circonstances de sa disparition et a passé ses dernières années à le rechercher. Elle n’a jamais accepté l’idée que son fils puisse être mort. Le deuxième récit en parallèle, tout aussi réel et actuel, est celui d’une autre mère, la cousine de mon père, Leïla Chahrour, et de son fils Abbas. Il voulait devenir combattant et martyr et il est aujourd’hui interprète dans un spectacle de danse. Le faire danser sur scène avec sa mère, dont il est très proche, dans une gestuelle tendre et affectueuse, était un défi. C’est un sujet très sensible politiquement, surtout au Liban, car il y a un vrai risque pour sa vie à partager son expérience. Le conflit en Syrie fait toujours rage. Mais le fait d’avoir accepté de faire ce spectacle a changé le cours de sa vie. Le troisième niveau de narration, enchevêtré aux deux autres, relate des événements tragiques de la mémoire collective locale, vécus par ces deux mères, tout en faisant partie intégrante du parcours de vie du reste de l’équipe. Le récit permet d’évoquer de grands événements politiques et sociaux vus à travers le regard d’une mère. Si le contexte politique est amené sous un angle très personnel, il ouvre aussi sur des questions plus universelles. Ce que nous voyons sur scène est une relation d’amour entre une mère et son fils, entre les membres d’une famille, mais aussi au sein d’une famille artistique qui va rentrer au coeur de chacune de ces histoires familiales. Une famille à l’intérieur d’une famille, comme une mise en abyme.


La notion de déséquilibre semble être un élément majeur dans ce spectacle qui oscille entre fusion et séparation. Comment se matérialise-t-elle sur scène ?


Il est en effet question de bascule dans tous les éléments du spectacle : entre l’amour infini d’une mère et le besoin de s’échapper d’un fils, entre l’amour d’un fils pour sa famille et le poids des relations qu’il doit savoir gérer, entre des interprètes novices et des artistes professionnels habitués aux plateaux. Tout s’articule sur des chocs, des combats pour arriver à une certaine harmonie. Nous travaillons aussi avec des contextes en présence très différents. Certains interprètes viennent de milieux très religieux, d’autres pas du tout, les points de vue politiques sont souvent opposés. Tout le monde est en face à face et ce sont ces différences qui créent le déséquilibre. C’est en quelque sorte le chaos, celui que nous vivons au quotidien au Liban, les uns contre les autres. La création se structure sur cette constante ambivalence, qui se retrouve aussi dans la musique créée pour la pièce. Elle ne suit pas à chaque instant l’intensité du geste ni du récit, car elle peut poursuivre d’autres voies et aller, par moments, totalement à leur encontre. La narration n’est d’ailleurs pas non plus linéaire. Nous avons vraiment déconstruit tous les éléments de la dramaturgie. La musique peut être très abstraite, agressive ou parfois plus poétique. Elle crée une tension. Elle incarne la présence de chacun. J’ai souhaité placer ces corps dans l’espace et travailler avec la force qu’ils possèdent déjà. Les mouvements des musiciens qui jouent sur scène sont aussi pour moi de la danse. C’est une gestuelle, source du son, que je trouve très belle et organique. D’un point de vue chorégraphique, nous avons essentiellement travaillé les postures, la qualité et la force des gestes, la relation et donc la distance entre les interprètes. Nous avons accentué ces antagonismes, car c’est le résultat de la confrontation qui produit la beauté et la puissance de la pièce.


Nous percevons une forme de transmission intergénérationnelle entre les interprètes…


Oui, il y a en effet plusieurs générations sur scène. En plus de Leïla et son fils, qui sont des interprètes amateurs, je retrouve de nouveau la comédienne Hala Omran et les deux musiciens du groupe Two or The Dragon, Ali Hout et Abed Kobeissy, qui sont les narrateurs des histoires. Leïla et Hala sont d’une génération différente de celle des musiciens et de la mienne, et puis il y a le jeune Abbas, 18 ans. Nous retrouvons bien ici cette notion de confrontation, de choc des générations. Chacun a une perspective bien à lui, une relation différente avec sa famille, une autre vision du concept même de famille ou du rôle de la mère. Nous avons essayé de comprendre un peu mieux les points de vue et les questionnements de chacun sur la politique, la société, l’amour et la façon de l’exprimer aujourd’hui. La différence entre les générations ne pouvait pas être plus grande, en termes de temps et d’expressions utilisées. Aujourd’hui nous ne prenons plus le temps pour chercher la poésie dans l’expression de l’amour. Pour Layl-Night, j’évoquais une chute métaphorique de la poésie, de la beauté, du temps consacré et du vocabulaire utilisé pour exprimer son amour. Dans le monde contemporain, nous devons nous battre pour créer des moments intimes et poétiques, comme si nous avions oublié la poésie et la richesse infinie de notre héritage culturel. Dans le spectacle, nous avons voulu revenir à la poésie, au besoin de prendre son temps pour exprimer l’amour. Dans ce deuxième volet sur l’amour inconditionnel, la mère est toujours prête à se battre à n’importe quel prix, à prendre le temps, à laisser émerger la poésie. Il n’est donc plus question de « chute » mais de la puissance de l’amour maternel, de la protection qu’elle peut apporter à cet être qu’elle aime.


Propos recueillis par Malika Baaziz
Festival d’Avignon 2022