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Festival de Marseille

Entretien avec Bintou Dembélé

Propos recueillis par Bruno Cappelle
Opéra de Lille, février 2023




G.R.O.O.V.E. a été créé en mars dernier pour l’Opéra de Lille. Comment est né ce projet ?


G.R.O.O.V.E. s’inscrit dans la continuité d’un travail qui a débuté en 2019 avec l’opéra-ballet Les Indes galantes de Jean-Philippe Rameau. J’ai créé les chorégraphies pour une production de l’Opéra National de Paris, dirigée par Leonardo García Alarcón et mise en scène par Clément Cogitore. La période des répétitions a coïncidé avec une invitation qui m’a été faite par le Palais de la Porte Dorée pour la Nuit européenne des Musées. Pour ce temps fort, j’ai eu à cœur de réunir des danseurs avec lesquels je travaillais sur Les Indes galantes, mais aussi des artistes avec lesquel·le·s je collaborais déjà avant ce projet, en l’occurrence le compositeur et guitariste Charles Amblard et la chanteuse Charlène Andjembé. J’ai travaillé avec eux auparavant, sur la relation danse-voix-musique, à laquelle je suis très attachée. Je voulais proposer au public de découvrir mon univers artistique au sens large, pas seulement mon travail de chorégraphe. J’ai donc investi ce musée dédié à l’histoire de l’immigration avec de la vidéo, notamment des courts-métrages de différents réalisateurs, qui rappellent les origines politiques et contestataires des street culture alors que celles-ci sont encore souvent cantonnées à l’endroit du divertissement. Début 2020, au sortir des représentations des Indes galantes à Bastille, j’ai été invitée à clôturer l’exposition Opéra Monde; la quête d’un art total au Centre Pompidou-Metz. À nouveau, j’ai eu envie de réunir tous ces artistes, de continuer à faire vivre le processus rituel danse-voix-musique, et de rencontrer le public dans une configuration autre que celle imposée par la salle de spectacle. La création de G.R.O.O.V.E. à l’Opéra de Lille constitue une étape supplémentaire dans ce cheminement.



En quoi consiste cette nouvelle proposition ?


G.R.O.O.V.E. invite le public à prendre tout l’espace de l’Opéra en déambulant aux côtés des artistes. Le premier rendez-vous est fixé à l’extérieur, parce que le Hip-Hop est né dans la rue. Puis le public entre dans le bâtiment, métamorphosé par Benjamin Nesme à qui j’ai justement demandé d’amener les lumières de la rue à l’intérieur de l’Opéra. Je veux brouiller les repères du public pour l’encourager à adopter un nouveau point de vue. Dans un premier temps, les spectateurs se divisent en trois groupes pour découvrir différentes propositions artistiques plutôt intimistes. La Rotonde est le lieu du rituel danse-voix-musique. La danseuse Cintia Golitin, la chanteuse Célia Kameni et Charles Amblard à la guitare y performent ensemble dans une sorte d’hommage aux cultures noires et à Nina Simone, icône du jazz qui avait d’abord rêvé d’une carrière de concertiste classique, qui adorait Bach et teintait volontiers sa propre musique de réminiscences baroques. Sur le plateau de la Grande salle, une performance dansée en silence évoque le contexte de tension dont sont issues la plupart des danses de rue. Une troisième séquence autour de courts-métrages présente mon travail de réalisatrice avec le film dansé -s/t/r/a/t/e/s- sur les espaces fantômes traversés par les migrations qui nous habitent, et celui d’Ana Pi, chorégraphe et artiste de l’image, avec Ceci n’est pas une performance, qui replace l’émergence de mouvements esthétiques comme le K.R.U.M.P. ou le Voguing dans un contexte social de violence et de racisme.



Alors vous avez tourné la page des Indes galantes ?


J’ai travaillé deux ans sur cet opéra-ballet, pour une dizaine de représentations qui ont eu un écho retentissant. Je sais que beaucoup sont frustrés de ne pas avoir pu assister aux représentations à Paris, et la production, qui nécessite des moyens considérables, n’a pas tourné en régions. Alors quand j’ai la chance de pouvoir réunir une partie des danseurs des Indes galantes, je poursuis mon travail sur cette œuvre, je pousse les recherches et les déploie dans une nouvelle création. C’est le cas avec G.R.O.O.V.E. Après avoir déambulé entre les trois premières propositions, tout le public se retrouve dans le Grand foyer pour des passages chorégraphiques de l’opéra-ballet, sur la musique de Jean-Philippe Rameau enregistrée par le maestro Leonardo García Alarcón. Ensuite, on se dirige tous vers la Grande salle, habillée elle aussi par les lumières de Benjamin et habitée par la guitare de Charles, qui revisite l’air Forêts paisibles des Indes galantes à la façon de Jimi Hendrix détournant l’hymne américain à Woodstock. Je trouve intéressant de faire ce pont entre Jimi Hendrix qui dénonce en 1969 l’engagement de 500 000 soldats américains dans la guerre contre le Vietnam, et la distorsion d’une musique qui torpille le « sauvage », cette figure popularisée au xviiie siècle pour légitimer la colonisation. Les danseurs reviennent alors pour d’autres extraits chorégraphiés des Indes galantes, avant un dancefloor final où le public s’empare du plateau avec la complicité de danseurs lillois du FLOW. Je tiens beaucoup à ce moment où le public entre complètement dans mon univers, où les spectateurs deviennent témoins. J’aime cette idée que le public peut bouger, se déplacer, faire du bruit, exprimer sa joie. C’est le principe de la hype dans les performances de K.R.U.M.P. : les participants forment un cercle, une danseuse se place au centre, et les autres autour s’expriment, acquiescent, encouragent. On se célèbre tous ensemble, envers et contre tout. Il faudrait que les lieux culturels s’inspirent de ça pour repenser la place du spectateur et le rapport entre artistes et publics.



Et que défendez-vous aujourd’hui à travers vos créations ?


Depuis toujours, au-delà de la question raciale, il y a dans mon travail cette idée que nous sommes tous acteurs et actrices de ce qui se passe dans la société, et que nous avons tous un pouvoir d’agir. Je pars des tensions pour les dénouer, les transformer en un flux d’énergie positive, comme une spirale qui se déploie pour libérer quelque chose de nouveau. Et ce mouvement qui permet de se réinventer, il faut le faire ensemble. Quand bien même nous serions très différents les uns des autres, il y a toujours quelque chose qui nous rapproche. Dans Les Indes galantes par exemple, il s’agissait de détourner l’opéra-ballet baroque, de se l’approprier et le faire entrer en résonance avec le contexte actuel, tout en réunissant les artistes du chœur, les chanteurs lyriques et les danseurs de Hip-Hop dans une même façon de faire peuple, malgré le chaos actuel. C’est pourquoi ils ont tous eu un rôle dans la chorégraphie. J’ai toujours en tête la phrase qui a nourri les enjeux de l’opéra-ballet « Ce sont de jeunes gens qui dansent au dessus d’un volcan en éruption ». Depuis plusieurs années, je m’intéresse aussi à la question du marronnage et à ce que serait une « danse marronne ». Le marronnage, c’est l’auto-libération des esclavagisés à l’époque coloniale. En s’affranchissant de l’oppresseur, ces personnes esclavagisées forment de nouvelles communautés et inventent leurs propres jardins créoles pour leurs survies, des rituels de chant et de danse, aux influences multiples, en dehors de tout carcan. Dans G.R.O.O.V.E. il y a aussi cette envie de jouer des frottements entre les pratiques de la rue, le baroque, de faire coexister les disciplines et les esthétiques. D’où le sous-titre du spectacle, Le Tout-Monde s’invite à l’Opéra, pour rappeler que chacun y a sa place.



Justement, pourquoi ce titre G.R.O.O.V.E. ?


Le groove, c’est une façon de marquer le rythme en relation avec le mouvement. Ça se rapporte beaucoup aux cultures des Suds, aux cultures noires, avec une connotation populaire. Dans le groove il y a l’idée de rassemblement, c’est une façon de communiquer, de communier. On opère un mouvement en soi, qui peu à peu contamine les autres autour pour devenir un mouvement collectif. Ça rejoint l’idée de se rassembler, pour se penser, se panser et se célébrer. C’est ce que propose G.R.O.O.V.E., rassembler artistes et publics dans un rituel, une célébration de soi et des autres, de soi parmi les autres.
Propos recueillis par Bruno Cappelle
Opéra de Lille, février 2023