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Festival de Marseille

Entretien avec Boris Charmatz

Votre prochaine création est un solo qui tourne autour de deux axes principaux : d'une part l’idée de somnolence, de demi-sommeil. Et d'autre part l’idée d'une musique auto-générée sous la forme du sifflement – un sifflement qui convoque des mélodies et accompagne la danse. Est-ce qu'il y a déjà un ou des titres en gestation à ce stade ?

 

Les titres disent beaucoup du futur de la pièce. La pièce n’aura sans doute pas les mêmes connotations si elle s’appelle « somnole » ou si elle s’appelle « sommeil », « demi-sommeil » ou « Musique ». Actuellement, je tourne autour des significations comprises dans chacun de ces titres, les possibilités qu’elles révèlent, les limitations qu’elles pourraient contenir. Un titre, c’est un micro-univers de significations. Étant donné que c’est la première forme de « communication » d’une création, j’en discute beaucoup avec l'équipe de [terrain]. Jusqu’ici, j’aime beaucoup somnole, qui évoque un état entre-deux – entre la veille et le sommeil. Souvent, les pièces me viennent dans un état de demi-sommeil et j’aime ces mouvements, le plus souvent involontaires, que l’on peut faire quand on va s'endormir – comme une danse alanguie, traversée de sursauts. Pour moi, la création – et la création chorégraphique en particulier – a à voir avec une forme non-volontaire, qui puise dans l'inconscient. Je ne crée pas par la volonté, avec une idée claire de ce que je veux faire ; je me laisse guider par des impulsions, des tropismes, des états qui cheminent...

 


Certaines de vos pièces proviennent d’ailleurs directement de rêves – ou d’états de demi-sommeil.

 

Oui. La pièce régi, avec Raimund Hoghe, est une pièce rêvée – une pièce que j’ai partiellement rêvée avant de la réaliser. Pour le moment, j’ai juste travaillé trois semaines sur le solo, vers la fin du premier confinement. Le fait de retourner en studio a d’ailleurs été une vraie bouffée d’air ; j’ai commencé à travailler sur ce qui pourrait être une première partie, qui consiste à danser tout en sifflant ; mais je ne distingue pas encore très bien à quoi pourraient ressembler d’éventuelles autres parties… Est-ce qu’elles pourraient prolonger le principe du sifflement, ou au contraire explorer d’autres dimensions physiques liées à la voix ? J’avais notamment en tête un principe de chiasme : le fait de décélérer dans le mouvement tout en accélérant avec la voix – et inversement. Mais le principe qui consiste à danser tout en sifflant est tellement riche de possibilités – produisant une jonction intime entre la production de mouvement et l’émission de souffle, de sons, de mélodies – que je n’ai pas envie de l’abandonner. J’ai envie de voir jusqu’où je peux le pousser. Du coup, comme c’est parfois le cas pour certaines pièces, il est possible qu’une idée qui était présente à l’origine se retrouve dans une autre pièce. Peut-être que ce sera le cas de cette idée de chiasme, de dynamique inversée entre texte et mouvement, voix et geste. La dynamique propre à la pièce pour le moment va plutôt dans le sens d’une unité, d’un mouvement chorégraphique sifflé qui se transforme, qui évolue – plutôt qu’une pièce comprenant plusieurs parties distinctes les unes des autres. J’ai fait plusieurs pièces qui contenaient beaucoup de paroles. Le sifflement correspond assez bien à un désir d’amoindrir le sens. Le rapport siffler / danser construit un équilibre chorégraphique qui correspond assez bien à l'énergie qui est à la mienne aujourd'hui.

 


On va sans doute voir apparaître beaucoup de formes solos en 2021, suite au confinement – le solo étant une forme que la plupart des danseurs et danseuses ont pu continuer à travailler chez eux ou en studio. Comment envisagez-vous cette forme du solo ? En un sens, vous n’avez fait que de « faux solo », comme Les Disparates, avec Dimitri Chamblas. Qu’est-ce que le solo produit en termes d’univers mental, d’économie, de rapport à la chorégraphie ?

 

Pourquoi faire un solo aujourd’hui ? On pourrait dire qu’il y a le confinement, les conditions particulières d’exercice de la danse. C’est vrai, mais j’avais envie de faire ce solo avant le confinement. Il y a sans doute une question de légèreté ; ce n'est pas le même poids. Je suis le seul responsable de ce qui se passe sur scène : tout se passe entre moi et moi. Ce qui est très agréable dans la forme solo, c’est qu’il n’y a pas besoin de traduction. Le lien avec ce dont on rêve la nuit – la dimension fantasmatique et intuitive du travail de création, que l’on couche dans un cahier, dans sa tête ou dans son corps – est beaucoup plus direct. Pas besoin de transmettre, de faire comprendre, comme ça peut être le cas dans une chorégraphie de groupe. Et j’ai fait beaucoup de chorégraphies de groupes – et parfois de grands groupes – ces dernières années ! Pour créer une pièce, il faut entraîner d’autres danseurs dans sa vision, construire ensemble la mécanique du spectacle. Dans un solo, il n’y a plus d’intermédiaires. Entre la somnolence et la création, tout se fait de manière beaucoup plus directe. J’ai envie de garder ce travail le plus longtemps possible dans une forme d’indétermination, propre à la somnolence, à la rêverie. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’au départ – n’ayant pas travaillé seul depuis longtemps – j’avais emmené des textes dans le studio, comme des appuis. Finalement, ce temps de travail seul en studio, accompagné par cette musique sifflotée m’a permis de me passer de ces béquilles. Plus le travail avance, plus il est intériorisé, mental, et moins j’éprouve le besoin de faire appel à des éléments extérieurs. Mais au départ, le solo n’a rien d’évident pour moi – et c'est sans doute pour ça que j'en ai fait si peu. Déjà parce qu’il faut se montrer soi. Personnellement, j’ai l’impression de me dévoiler beaucoup plus dans 10000 gestes ; mais je dévoile mon cerveau, pas mon image. Lorsque nous avons fait Les Disparates avec Dimitri Chamblas, nous l'avions appelé « solo bicéphale ». Il s’agit bien d’un solo – je danse seul – mais composé à quatre mains. Et en réalité, il s'agit plutôt d’un duo avec l’oeuvre de Toni Grand – entre une sculpture lourde, figée, et un corps en mouvement.

 


L'idée de somnolence est présente depuis longtemps dans votre travail. Je me rappelle d'un entretien dans lequel vous évoquiez l'idée d’une pièce où les danseurs seraient dans un état d’inertie : une danse des corps inertes, comme les enfants endormis de enfant, ou la sieste de A Dancer’s Day. J'ai l'impression qu'il y a ces deux pôles dans votre rapport à la danse : d'un côté, un débordement de mouvements comme dans 10000 gestes ; de l'autre l’endormissement, l’inertie – ou la mort.

 

Effectivement, dans une pièce comme 10000 gestes, je recherche plutôt le trop, la pléthore – une forme vorace de dépense d’énergie. Avec cette création, j'indique un mode, un mood, une ligne rêvée. Mais en général, je finis toujours par transpirer à la fin ! J’aime les contrastes, les changements abrupts. Pour le moment, je commence tout doucement, en sifflotant un son monotonal ; la mélodie s’élabore, je passe par différents états, différents états de liaison du souffle et de la dynamique du corps, de la construction mélodique, de ses mélanges, de ses ruptures. Peut-être que les coordonnées de mon travail chorégraphique sont enchâssées entre ces deux points : la dépense démonstrative d’une part et la somnolence des corps inactifs de l'autre ; le mouvement perpétuel, le désir de danser, de sauter, d’épuiser le corps ; et une image du corps plus calme, plus sombre aussi, qui renvoie à l’arrêt, à la mort, au corps qui ne peut plus – au corps d’après l’épuisement. C’est le corps qui a dépassé le trop, la pléthore – ou qui a été brisé par ce débordement.

 


L’immobilité, pour la danse, est une sorte de point limite. L’équivalent peut-être du monochrome blanc. Une forme de vide, de vacance. Je me souviens de cette conférence d’Yvonne Rainer au Musée de la danse : Nothing doing / doing nothing ; elle y évoque l’impossibilité à « faire rien ». Une fois sur scène, un corps fait toujours quelque chose, quand bien même il ne ferait rien.

 

Ce que j’aime avec l’idée de somnolence, c’est le spectacle mental qu’elle recèle. En somnolant, on peut rêver à 10000 gestes. Le repos, le demi-sommeil m’intéressent parce qu’ils indiquent un point intermédiaire entre le fait de ne pas bouger et le fait de bouger énormément. Bouger peu, mais tout en bougeant follement dans sa tête. C’est une passerelle entre le monde mental et le monde physique. Avec cette création, j'ai envie de convoquer les gestes de ceux qui dorment mal, des insomniaques, des somnambules… Peut-être que la situation générale fait que l’on dort moins bien, et j’aime bien l’idée d’explorer ces états d'insomnie, de sommeil agité. Dans danse de nuit, nous répétons en boucle « dormir dormir dormir » en changeant de position. Dans enfant, les corps sont manipulés par des machines, les enfants font semblants de dormir ou d’être morts.

 


L'autre volet, c'est la musique, par le biais du sifflement. De quoi sont faites ces ritournelles que vous sifflez pendant la pièce ? Quel est votre « juke-box mental » ?

 

Cela tourne beaucoup autour des musiques qui passaient à la radio quand j’étais enfant – c'est à dire, principalement, le fond musical de France Musique. C'est comme une réserve de musique classique dans laquelle je puise, sans vraiment me demander ce qui vient d’où, ou de qui. Ce sont les mélodies qui sont là, qui se présentent à moi – qu’il s’agisse de Bach, de Mozart ou de Vivaldi… Au départ, je me suis mis à siffloter dans le studio, parce que cela m’arrive tout le temps… Au fond, c’est une manière un peu détournée de réactiver un schéma assez traditionnel de jonction entre danse et musique. Je me suis d’ailleurs dit que la pièce pourrait s’appeler Musique. Ou France Musique. Ou Classique. D’une part parce que la forme du solo est très classique ; d’autre part parce que ce rapport entre danse et musique appartient à la forme classique. Ce qui me vient en tête lorsque je siffle est majoritairement de la musique classique. C’est presque contre mon gré. J’aimerais siffler Xénakis, Miles Davis… Sans doute que l'aspect mélodique y est pour beaucoup ; il est plus simple de siffler un thème, un aria, une mélodie qu'une séquence de notes complexe ; cela dit, on retrouve des mélodies très fortes dans la musique contemporaine, par exemple Mantra de Stockhausen, ou certaines sonates pour piano préparé de John Cage qui rappellent les mélodies de Satie. L’idée de faire un solo construit sur le lien entre danse et musique n’est pas forcément très excitante en soi ; sauf qu’il s’agit d'une musique que je crée moi-même, que je génère en même temps que je danse. Je la convoque, je l’interromps quand je veux – tout est fait en direct. Le sifflement agit comme un filtre – le filtre du souffle. Je n’actionne même pas mes cordes vocales – au contraire de manger où le groupe de danseurs danse tout en mangeant et chantant. Le sifflet est une action musicale très simple et très fragile. Il suffit que les lèvres soient sèches pour que ça s’arrête. Il suffit d’être essoufflé pour que ça s’arrête – d’où la nécessité d’ailleurs, de produire une danse du peu, une danse amoindrie, alanguie. Si on bouge trop vite, ça devient très vite faux, ou inaudible. Il s'agit d'une danse-funambule, où les mouvements du corps affectent l’instrument. Littéralement, la pièce est suspendue à mes lèvres. J’aime beaucoup le titre du film de Jacques Audiard, Sur mes lèvres – encore un titre possible ! La voix sort de la gorge, des cordes vocales, avant de franchir les lèvres. Le sifflement provient de la rencontre entre le souffle et les lèvres. La voix est épaisseur, matière, le sifflet est ténu, minime, étroit. Il n’est pas très fort. Il peut se perdre. Donc danse et musique. Gros bloc. Mais au sein de ce bloc, la musique est fragile, et l’équilibre peut se briser à tout moment. Tout est sur un fil. Le challenge, c’est de tenter cette forme fragile sur une grande scène. La première aura lieu à l’Opéra de Lille – grande scène classique. Faire entendre sur cette grande scène ce fin filet mélodique si ténu est à la fois risqué – et possiblement très fort. Le sifflet est comme une opération de conversion ; il convertit le grand en ténu. Un air d'Opéra de Haendel est réduit à presque rien – son squelette, sa mélodie. C’est comme de craquer une allumette : il y a la lumière, la chaleur, mais c’est ténu, ça s’éteint vite – un seul souffle peut l’éteindre.

 


Ce que vous racontez sur le sifflement me fait penser au concept de ritournelle, formulé par Deleuze et Guattari. Ils ont fait de ce phénomène musical un concept permettant d'analyser la fabrication d'un espace-temps absolument singulier. Dans votre cas, il s'agit en quelque sorte de fabriquer un espace par la musique et par le mouvement – de constituer la scène comme un refuge, mais poreux, ouvert sur le dehors...

 

Il faudrait que vous me retrouviez ce passage de Deleuze et Guattari1 ! Ce que je siffle, ce sont effectivement des ritournelles, ces morceaux de mélodies qui tournent dans la tête. Un monde en soi, qui, sans être clos, fabrique un à soi, une sorte d’abri familier, un climat. Le fait de siffler me permet ça : d’habiter l'espace que j'occupe. C’est sans doute pour cette raison que je me suis senti si bien, seul en studio en dansant tout en sifflant. C'est une manière de se construire un espace absolument personnel, mais que je peux partager. A partir du moment où je commence à siffler, je me sens complètement chez moi. C’est Boris qui siffle depuis qu’il a 6 ou 7 ans – pendant la moitié du temps de toutes les récréations de l’école primaire. Ça en fait, du temps ! Ces sifflements pour moi, c’est du temps en barre.

 


C’est exactement ce que dit Deleuze : la ritournelle est un cristal de temps.

 

Cela me donne envie de faire des fractions : j'ai sifflé un cinquième du temps où j’ai marché seul dans la rue. J’ai l’impression d'avoir presque autant sifflé que j’ai dansé dans ma vie – sauf que siffler appartient à un temps solitaire, non public. Si je m’arrêtais à 18 ans, je pense que j’aurais au moins autant sifflé que dansé. Depuis, sans doute moins.

 


Cette idée, danser et siffler, me plaît beaucoup dans sa simplicité – sa ligne claire. Toute la question, connaissant votre propension à ajouter les difficultés, à essayer de vous confronter à une forme d’impossible – est de savoir si vous pouvez tenir la simplicité de cette idée…

 

Je suis à la croisée des chemins. Il y a en moi un désir de ne faire que siffler. Et ce que n’est pas à envisager que comme limitatif. Le sifflet contient une sémantique assez riche. Ça part du sifflet comme appel : on siffle pour appeler des gens, des troupeaux, des bêtes, communiquer à travers la montagne. On siffle pour prévenir d’un danger, imiter les oiseaux, qui sifflent pour délimiter leur territoire ou séduire. Et éventuellement, on siffle pour évoquer une mélodie. Le fait de siffler convoque une ambivalence – un affect qui est entre la peur et le réconfort. On siffle pour se rassurer, comme une présence quand on marche seul dans la rue. Mais cela indique aussi aux autres qu’on est là, comme un avertissement – un signal. Ça me rappelle Peter Lorre qui siffle l'air de Peer Gynt dans M. Le maudit de Fritz Lang. Il siffle quand il est pris d’une pulsion meurtrière, et c’est ce sifflement qui finit par le perdre, parce qu’un mendiant aveugle reconnaît son sifflement… Fritz Lang utilise cet aspect double du sifflet – à la fois proche de la berceuse rassurante, et qui finit par devenir un son d’horreur. Il y a quelque chose dans le sifflet entre l'effroi et le réconfort. Ce n’est pas pour rien que le sifflet est souvent utilisé dans la musique de film. D'ailleurs, en studio, je me suis amusé à siffler certaines musiques de Ennio Morricone mais je ne pense pas qu’elles resteront. C'est un univers référentiel trop fort – et puis, physiquement, à part attendre avec un grand chapeau sous le soleil…

 


Vous avez présenté un court extrait de cette création lors de La Fabrique au CND pendant le Festival d'Automne en septembre 2020, juste avant de reprendre J'ai failli, et j'ai été étonné de la précision de votre sifflement. D'où vient cet intérêt pour le fait de siffler ?

 

Je siffle en amateur, et j'ai encore du travail à faire pour améliorer ma technique. Quand j’étais enfant, je rêvais de composer pour un orchestre de siffleurs. Ça ne s'est pas fait ! Pour mieux comprendre ce qui m'intéresse dans la fragilité du sifflet, je vais utiliser une comparaison : j’ai fait un projet en tant qu’interprète pour Fanny de Chaillé (Underwear), pendant lequel elle m’a fait découvrir la chanson Where is my mind des Pixies. Je dansais sur cette chanson avec une bulle de salive entre les lèvres. J’avais beaucoup aimé ce principe d’un mouvement suspendu aux lèvres ; d’un mouvement infime, sur le fil. Si je soufflais trop fort, la bulle explosait. Si je bougeais trop vite, elle explosait. Et s’il n’y avait plus de bulle, il n’y avait plus rien. Avec le sifflement, c’est comme si je reprenais ce principe de la bulle de salive, et que je la rendais audible.

 

 

Propos recueillis par Gilles Amalvi, décembre 2020

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