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Festival de Marseille

Entretien avec (LA)HORDE


Propos recueillis par Sophie Rosemont,
VOGUE France, septembre 2023



En 2023, (La)Horde fête ses dix ans d’existence. Comment avez-vous construit ce collectif ?



Arthur Harel : 
En 2011, nous nous sommes rencontrés dans des environnements techno, house et queer, comme les Flash Cocotte. Nous étions alors de jeunes artistes, certains d’entre nous sortaient d’école d’art, d’autres d’école de danse, et c’est par le biais de la fête dans des espaces sécurisés, qui nous permettaient d’expérimenter diverses possibilités, que nous nous sommes liés d’amitié. Encore aujourd’hui, nous fréquentons des lieux de contre-culture, toujours vitaux pour les jeunesses du monde entier.


Marine Brutti : 
C’était un petit âge d’or où la culture queer se développait beaucoup. Nous avons pu adhérer à toutes ces vagues de pensées, de remisse en question du genre et des systèmes binaires qui ont nourri notre travail. Au niveau du langage, nous empruntons beaucoup aux espaces queer… En perpétuel renouvellement, ils ont impacté nos vies personnelles comme notre manière de travailler ensemble. L’intuition de placer le « la » entre parenthèses était significatif ! (La)Horde est un groupe inclusif plus grand que nous !


Jonathan Debrouwer :
Nous avons très vite compris que nous avions besoin de nous entraider et, au fur et à mesure, les œuvres se sont formées avec l’idée que (La)Horde était une maison dans laquelle nous pourrions grandir, développer nos idées… et ranger nos egos. Travailler à trois, mais faire appel à trois, quatre, dix, cent ou mille autres collaborateurs selon les projets.
En dix ans, en quoi votre manière d’envisager la danse a-t-elle évolué ?


M.B. : C’est un art que je redécouvre en permanence, difficile à appréhender. Il y a quelque chose de vaporeux dans l’idée de la danse, qui est un immense espace de liberté mais aussi une très fragile forme artistique. La beauté de cette pratique, c’est qu’elle n’est pas complètement usuellement formelle…


A.H. : Nous pensons qu’être artiste, c’est être éminemment politique. C’est inscrit dans notre ADN. Plus les années passent, plus on apprend à donner notre point de vue situé. On peut parler en tant que personnes intimes, artistes, collectif, directeurs et directrice du Ballet National de Marseille, et de plein d’endroits différents. Nous réfutons le snobisme ou le rapport de classe. Depuis une dizaine d’années, on assiste à des effondrements et des déconstructions liées au patriarcat, à la misogynie, à l’homophobie et au racisme, ce qui impacte nos institutions culturelles et pratiques artistiques - pour le meilleur. Or, ces problèmes systémiques mettent du temps à se résoudre.

J.D. : On se bat toujours pour un monde meilleur. D’un autre côté, malheureusement, les choses s’obstruent, le champ des possibles pour les institutions comme pour les artistes indépendants se rétrécissent. Nous sommes inquiets par le repli sur soi. La danse a été complexe à gérer avec la pandémie… Le bilan est mitigé.



Si vos pièces interrogent les rouages oppressifs de notre époque, elles n’en sont pas moins porteuses d’espoir…



J.D. : Dans A Room With A View, le dénouement tend vers la lumière, qui donne envie de se lever et d’être ensemble. Nous nous sommes toujours situés dans une énergie néo future, avec une certaine hargne, une certaine violence. D’après nous, être punk, c’est avoir de l’espoir !


A.H. : On nous dit que le monstre est si gros qu’on ne peut le démanteler. Mais en ouvrant la porte, il y a trois rats dans le placard, de la poussière qui vole… et de multiples possibilités. Nous avions candidaté au Ballet National de Marseille en proposant un manifeste, sans y croire, en nous disant que nous allions proposer notre vision et un projet que nous pensions être capables de défendre pleinement. Au final, nous avons pu faire plus encore ! Certes, cette époque est faite de montagnes russes. Comment arrive-t-on à parler de wokisme et de propagande féministe ou LGBT alors que des siècles ont été dominés par une propagande misogyne et patriarcale ? Comment peut-on ne pas vouloir s’éveiller ? Si vous êtes endormis, tant pis pour vous, mais ne nous forcez pas à dormir avec vous.


M.B. : Le mot «woke» ferait presque penser au siècle des Lumières en France... Dans le cadre du collectif, ne plus être considérée uniquement à travers mon genre a été très libérateur. Rappelons que le mérite de l’ère 2.0, c’est de pouvoir se retrouver dans plusieurs espaces : le club, la danse, les réseaux… Même si chacun est campé dans sa réalité et peut ne jamais rencontrer l’autre. C’est d’ailleurs le sujet de notre dernier spectacle.



Quelle histoire raconte The Age of Content ?



M.B. : Pas une seule, mais mille ! Il est intéressant de comprendre la différence entre le contenant et le contenu quand on essaie de faire œuvre. À quoi servent les temps de disponibilité des utilisateurs des réseaux sociaux, où une monnaie d’échange circule autour du rapport à l’attention ? Un langage digital est en train de se mettre en place et nous tentons d’y réfléchir avec un regard d’artiste. Nous avons donc voulu questionner ces formes à travers plusieurs espaces, des jeux vidéo aux réseaux sociaux comme Tik Tok, où la danse est un langage privilégié… pour le pire comme pour le meilleur. Qu’est-ce que cela raconte, de faire circuler ainsi des gestes ? Comment peut-on être malmené, ou alors diverti ? Ces rapports, nous les avons envisagés autrement qu’à travers nos smartphones tout en convoquant le phénomène de doomscroll, qui n’est plus isolé mais partagé sur scène. Nos personnages évoluent dans plusieurs réalités distinctes, traversent cette espèce de multiverse qui a lieu sur le plateau, et qui débute par une bagarre…

A.H. : Dans ce premier tableau, nous avons collaboré avec des cascadeurs de cinéma afin que les danseurs apprennent toute une batterie de mouvements et une technique pour cette scène qui est une immense bataille d’egos. Nous nous intéressons également aux avatars des jeux vidéo, et cela a été aussi amusant que troublant d’imiter des personnages de jeu vidéo qui sont, eux, destinés à imiter les êtres humains !


J.D. : Il s’agit aussi de représenter la sexualité dans notre monde contemporain. Convoquant un lap dance 2.0., le grand final est sous influence des comédies musicales, qui, historiquement, ont été cruciales durant les grandes crises économiques et sociales. On y retrouve des références à Lucinda Childs, Gene Kelly qu’on admire profondément, de challenges Tik Tok… Ce mélange d’esthétique questionne : tout est en train de brûler mais on doit danser ensemble avec ce qui existe aujourd’hui.



Martha Graham disait que la danse reflétait le paysage de l’âme. Est-ce votre cas ?



A.H. : Elle disait qu’il fallait travailler très fort son sujet mais pouvoir, en arrivant en studio, tout laisser tomber, afin de faire confiance à ses sensations. Cette figure nous suit dans notre travail car Martha Graham est une grande figure féministe dans l’histoire chorégraphique. Les danseurs sont pour nous des penseurs du corps. Il faut faire confiance à un langage sans paroles, ce qui est à contre-courant dans notre société. Sans savoir pourquoi et comment il peut mettre tout le monde d’accord, devenir vital pour des personnes invisibilisées ou minorités. À travers la culture de la danse, on réussit à affirmer qui on est. S’il y a des zones d’ombre sur les réseaux, le corps a également été un véhicule d’émotions qui a permis d’offrir une fenêtre à des cultures comme le voguing.


M.B. : Pour l’anecdote, Madonna a commencé à danser avec Martha Graham, dans son école new-yorkaise, qui lui a trouvé ce surnom de Madame X ! Si notre storytelling est rigoureux et construit des fondations, notre exploration crée des formes imprévues, où l’on trouve souvent ce qu’on ne pensait pas chercher !



Comment parler d’une seule voix lorsqu’on est un trio ?



M.B. : À nos débuts, nous travaillions sur un mode d’échange avec des danseurs amateurs : nous organisions des ateliers très peu chers et eux nous donnaient du temps car nous n’avions pas les moyens de payer des interprètes. Nous avons fait œuvre au cœur d’une communauté afin de rencontrer d’autres artistes, d’autres pays ou d’autres horizons. Par la suite, nous avons passé du temps avec Lasseindra Ninja, à qui nous avons demandé d’écrire une pièce pour le Ballet National de Marseille, Lucinda Childs… des parcours différents mais passionnants, et forcément inspirants.


J.D. : Parce qu’on vient de formations et de sensibilités artistiques plurielles, nos projets ont été l’objet d’un premier désir très émotionnel. On aime s’interroger, déconstruire, afin de ne pas proposer d’objets de propagande. Notre idéologie transpire à travers nos choix d’écriture au plateau : comment faire ensemble, sans mouvoir de la même manière, sans avoir la même pensée ou le même point de vue. Au contraire, la diversité des propositions crée un ensemble suffisamment puissant pour avancer dans la même direction. C’est l’idée de communier.


A.H. : En amont, nous préparons les pièces sur un mode participatif, toujours multi référentiel. Rien n’est laissé au hasard. Nous sommes aussi sensibles à l’image, la musique, la lumière, la scénographie... Ce luxe d’avoir la possibilité de donner notre regard sur le monde, nous y sommes très attachés.



Si vous deviez définir ce que la danse vous apporte de plus joyeux ?



A.H. : Ce sentiment indescriptible d’émotions profondes. Il y a une quête exaltante à se sentir vivre à travers la danse, qui est intergénérationnelle, et peut se développer aussi bien sur scène que dans la rue. On ne fait pas de spectacle vivant pour rien !


J.D. : Quand les interprètes s’emparent de la pièce et qu’on la donne au public pour la première fois, voir que ce travail appartient aussi aux danseurs et est partagé avec le public, cela me réjouit. Surtout après tant de stress… C’est le moment du lâcher-prise, quoiqu’il arrive.


M.B. : Dans la danse, il y a quelque chose qui transporte dans un autre processus de réflexion, presque de l’ordre de la méditation : on entre dans un langage qui n’a pas de mots ou de concept, qui permet d’explorer notre humanité. Ce qui me procure beaucoup de joie, c’est qu’on se reconnecte avec des aspects de nos êtres peu identifiables ou conscientisés… Comme l’observait Pina Bausch, la danse n’est pas uniquement le vaisseau de notre cerveau et de notre pensée. C’est une interface de sensibilité avec le monde.